Bernard Pignero (août 2015)
Le monde pictural de Ralf Altrieth – car il a aussi un monde musical – est d'une incontestable cohérence. On peut le vérifier en confrontant un grand nombre d'œuvres, de formats divers et datées de plusieurs années successives. L'évidence s'impose alors : ce qui sur un tableau isolé apparaît d'abord comme relevant d'une imagination pleine de fantaisie n'est qu'un élément, une sorte d'arrêt sur image, extrait d'un monde imaginaire d'une foisonnante richesse mais d'une évidente continuité. Est-ce que ce monde préexiste à sa révélation dans l’œuvre d'Altrieth ou est-ce une construction que l'artiste élabore au fur et à mesure de sa démarche créative ? Autrement dit, est-ce que l'artiste est le médiateur ou le créateur de ce qu'il donne à voir ? C'est souvent dans cette alternative que se cache ce que l'on pourrait appeler la subjectivité créative: l'artiste nous parle-t-il de son monde intérieur, ou de celui que nous ne voyons pas bien que ce soit le nôtre ? Se met-il en scène ou est-ce à nous qu'il s'intéresse ? Il serait vain, ou du moins insuffisant de chercher la réponse dans la profusion d'une œuvre déjà considérable quoique cette abondance soit néanmoins un indice important. De même, la maîtrise avec laquelle Ralf Altrieth joue avec les formats, allant du plus petit au plus grand sans déperdition d'intensité narrative – et on peut même supposer que des œuvres monumentales seraient à sa portée s'il avait l'opportunité d'en produire – est un élément qu'il ne faut pas négliger. Mais on sait que des productions artistiques réduites en nombre, limitées dans leur sujet ou dans leur format peuvent s'imposer comme essentielles. Il est regrettable de ne plus disposer que d'une douzaine de toiles de Vermeer mais il n'en faut pas plus pour savoir qu'elles relèvent d'une vision du monde aussi originale qu'essentielle.
Il est tentant de s'en tenir à l'idée qu'il n'y a qu'une réalité : celle que nous voyons et dont nous supposons que tout le monde a la même perception. Nous admettons à la rigueur que chacun puisse en donner une interprétation légèrement différente puisqu'il est clair que le réglage de nos sens n'est pas parfaitement standardisé. Or les peintres ont une louable tendance à remettre en question cette rassurante certitude. Ralf Altrieth est de ceux qui ne cherchent pas la ressemblance avec le réel mais sa nécessité. L'artiste qui, aujourd'hui s'évertuerait à copier ce qu'il voit et donc à nous prouver que nous voyons bien la même chose ne serait qu'un allié de notre conformisme naturel. Encore qu'on puisse légitimement considérer la nature morte comme un des sommets de l'art, mais à condition que la nature n'y soit justement pas morte. C'est un autre débat.
L’œuvre de Ralf Altrieth vous met soudain en face d'une réalité différente, ce qui ne saurait prétendre aujourd'hui à l'originalité, mais une réalité qui s'impose comme pertinente, ce qui est beaucoup plus rare. Si l'on admet qu'il n'y a bien en fait qu'une réalité, la nécessité du réel, ce qui nous le rend compatible avec notre perception immédiate du monde n'est pas une donnée spontanément accessible. Or la démarche de l'artiste, sa mission ou parfois sa malédiction est de nous en fournir les preuves tangibles. À l'évidence, si le travail d'Altrieth relève bien d'une démarche artistique et non d'une aimable mystification, ce n'est pas seulement à sa cohérence et à sa maîtrise formelle qu'il le doit mais à quelque chose de plus qui s'impose et se dérobe à la fois. C'est à cette double capacité de révéler sans dire que se mesure généralement la force d'un art. Il y a dans la peinture de Ralf Altrieth une générosité qui n'est ni militante, ni didactique. Elle ne dénonce pas, elle ne juge pas le monde tel qu'elle l'expose dans le parti pris d'un merveilleux détournement des évidences ; elle se contente de le décrire avec son langage propre, imagé sans être délibérément onirique, coloré avec une totale décomplexion mais sans faire de la couleur une profession de foi, drôle sans vouloir être caricatural, joyeux sans idéalisme, énergique sans être tonitruant, en somme un langage profondément humain.
De nombreux jeunes artistes éprouvent le besoin de travailler par séries, désirant ainsi décliner à travers une suite de propositions artistiques complémentaires ce qu'une seule œuvre ne pourrait concentrer. Ralf Altrieth démontre une maturité ou une force plus affirmée en ce sens que s'il excelle à juxtaposer des séries de petits tableaux dont l'accumulation est évidemment jubilatoire, on est étonné de constater que chacun d'eux peut défendre seul sa propre nécessité. On sent dans cette peinture pleine de vie et de mouvement et pas seulement dans les grands formats, un émerveillement d'être, une ouverture à toutes les potentialités de la vie, une interrogation constante devant les mystères de l'humain. On y lit une volonté d'aller résolument mais gaiement débusquer la beauté dans ses derniers retranchements. Pas de complaisance mais pas dramatisation dans cette peinture saine, vigoureuse, sensitive plus que sensuelle.
Quant à la question de savoir si l'artiste est le médiateur ou l'inventeur du monde qu'il expose, il ne nous est pas donné d'y répondre à sa place mais il nous importe que ce monde nous soit accessible et nous donne envie de l'explorer plus avant. Ralf Altrieth nous y invite avec une totale générosité. N'est-ce pas ce qui authentifie d'abord la signature d'un artiste ?