Laurent Puech / Entretien avec Ralf Altrieth
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« Le monde parfait », d’une certaine manière le titre que vous avez choisi pour cette exposition vous situe très exactement dans votre rapport aux autres et à la société. Il fait un constat non dénué d’une certaine ironie tout en évoquant une construction future découverte par votre expression plastique. En tout cas, cette formule peut être comprise de deux manières différentes, soit il s’agit d’un projet en devenir, soit d’une réalité présente, pourriez-vous nous préciser votre position ?
Oui, il y a de l'ironie, mais pas uniquement. Je vois ce titre aussi comme un défi, un mode d'emploi, une croyance, un jeu, une affirmation, une provocation adressés à la réalité présente.
Quelque chose de parfait est sans défaut. Mais un défaut constaté est toujours relatif, subjectif, vu sous un certain angle. Il n'existe pas de vérité absolue sur ce qui est un défaut ou pas. Cette théorie est, certes, extrême mais, en poussant plus loin la réflexion, on pourrait dire que, dans l'absolu, un défaut apparent n'en est pas un. Le monde est donc parfait.
Ma peinture fonctionne un peu comme ça. J'essaie de cultiver l'art de rester attentif aux hasards et aux erreurs (défauts, ratages, loupages, détails dérangeants,...) qui peuvent survenir pendant le processus de travail, et qui sont finalement souvent très prometteurs.
J'admets alors qu'il y a des choses qui se produisent, non voulues dans un premier temps, dans l'acte de faire, qui sont fortes, grandes, importantes et qui font partie de ma peinture, au même titre que les choses voulues (impulsions, idées, constructions, etc.), et avec lesquelles je dois travailler.
Ainsi, je ne remets pas en question mes moyens, mes capacités, mon savoir-faire. J'accepte tout ce qui m'est donné à disposition, et cela m'ouvre des perspectives surprenantes.
Nous avons échangé à plusieurs reprises sur l’histoire de l’art à propos des influences qui traversent consciemment ou inconsciemment votre création. Elles sont nombreuses, sincèrement aimées et aucune n’est dominante, il m’a semblé cependant qu’à cause de son profil de musicien et de plasticien, vous reteniez la figure de A. R. Penck (1939-2017), un artiste qui a été mis à l’écart et persécuté pendant de nombreuses années en RDA puis, sur le tard, a connu un succès international en passant à l’Ouest en 1980. En regard des peintres allemands du néo expressionnisme auquel il est rattaché, il est celui qui modélise un univers de signes graphiques extra européens comme la calligraphie et hors du cadre habituel de la peinture « historique » comme le graffiti, sa singularité et son refus d’appartenir à un quelconque nationalisme trouvent-ils un écho en vous ?
Bien sûr, c'est la singularité qui définit un grand artiste. C'est elle qui ajoute quelque chose de nouveau. Cela peut simplement être quelque chose d'unique, de singulier. Il n'est pas nécessaire de révolutionner complètement la peinture.
Et il me semble assez logique que la singularité ne s'accorde pas bien avec l'idée d'appartenir à un nationalisme, à un groupe quelconque. On voit bien que les groupes d'artistes peintres (Dada, Surréalisme, Cobra, Expressionnisme,...) ne fonctionnaient jamais bien, en tout cas pas longtemps. Tous ces artistes qui appartenaient à de tels groupes étaient plus ou moins des artistes singuliers, qui ont tenté, éprouvé le besoin de se réunir dans des groupes. Mais ce n'est pas possible. C'est en fait leurs œuvres qui les rapprochent, qui les rassemblent, parce qu'on y trouve des modes d'expression qui se font écho, qui se ressemblent comme les membres d'une même famille.
C'est le cas de Penck, que j'adore, mais sans jamais le regarder de trop près (aimer, c'est aussi garder un peu de distance.) En tout cas, son œuvre est extraordinaire, absolument singulière, il est inclassable et, en même temps, on le place dans la famille des néo- expressionnistes, précisément allemands. Il ne faut peut-être pas prendre cela trop au sérieux. En effet, qui sont au justes les néo-expressionnistes allemands ? En nombre, il n'y en a pas beaucoup.
Mais, pour parler plus concrètement de sa peinture, il y a un aspect pictural chez Penck qui me fascine beaucoup : il est capable de faire de grandes toiles, de très grandes toiles d'un geste et en une seule couche ; il ne met pas de deuxième couche, ni de troisième, etc. Il n'y a pas de qualités de textures, et ce n'est jamais gênant, ça fonctionne, et c'est peut-être là qu'on retrouve le musicien : ça vibre, ça danse, ça sonne.
Curieusement pour moi, vous êtes aussi attaché à la peinture de Gérard Garouste (né en 1946) dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est saturée de références aux maîtres anciens comme Le Tintoret, à la spiritualité biblique et même à la révélation mystique du Talmud! Son itinéraire artistique incluant l’influence décisive de Jean Dubuffet (1901-1985), vous relierait-il davantage à lui que son expression elle-même?
D'abord une remarque : Dans notre entretien, quand on avait parlé de Garouste, je pensais à El Greco. Je ne sais pas pourquoi j'ai dis Le Tintoret. Peut-être on devrait mettre ici le nom El Greco au lieu de Tintoretto. Je trouve qu'il y a vraiment des points communs dans leurs peintures.(« Vision of Saint John » ou « Le lacoon » par exemple)
C'est toujours l'expression même qui me relie à un artiste. Dans un musée, dans une exposition, j'absorbe l’œuvre, je ne lis pas les textes explicatifs (plus tard, peut-être, à la maison). C'est comme si j’allais au cinéma, au théâtre ou au concert. Je plonge dedans. J'ai envie d'être avec la peinture. Elle est faite pour ça. Gérard Garouste termine un paragraphe dans un entretien en disant : « Et pourtant, vous le savez, un tableau n'a rien à dire, il est simplement ».
Je suis complètement d'accord avec ça. La peinture est simplement, et je suis simplement avec elle. Et je peux être très bien avec la peinture de Gérard Garouste. Juste avec ses tableaux, je n'ai pas besoin de m'intéresser au contexte, aux sources, aux idées. Ce qu'il confirme d'ailleurs lui même.
Oui, j'aime sa peinture. Surtout sa période des années quatre-vingt, qui est tellement riche, tellement singulière, il y a du classique à coté de l'art brut et aussi de l'art abstrait, c'est fascinant. C'est une peinture qui me nourrit.
Je ne savais pas que Jean Dubuffet avait une grande influence sur lui. Mais, finalement, cela me n'étonne pas. J'aime la peinture des deux. Et j'aime la peinture de El Greco.
Mais évoquer Garouste, c’est aussi mentionner le passage de la dépression psychologique grave dans la vie d’un artiste, votre propre expression jouxte parfois ce point de déséquilibre et laisse à penser que vous n’êtes pas indifférent à cette question de la représentation psychique qui était revendiquée notamment par Jackson Pollock qui parlait de ses peintures comme des « murs intérieurs ».
Il est simplement impossible de faire de l'art dans un état d'équilibre. Autrement, on n'en fait pas. Sinon c'est de l'artisanat, de l'illustration, de la décoration, ou autre. On ressent peut-être le besoin d'équilibrer quelque chose. Mais de toute façon on n'y arrive pas. Pas longtemps en tout cas. Ce ne peut donc pas être une thérapie non plus. On n'y guérit pas. Le déséquilibre n'est pas forcément une maladie. C'est cela, le destin d'un peintre. On ne peut rien y faire, il faut faire avec.
Donc oui, les éléments psychiques sont fondamentaux. Mais, pour moi, il ne s'agit pas de représenter le psychique. D'ailleurs, je n'aime pas beaucoup le mot « représentation » en général dans la peinture. Je trouve que toute peinture est, à la base, abstraite, même une pomme dans une nature morte.
Ce qui nous ramène à ce que j'ai mentionné plus haut : que la peinture ne « dit rien, qu'elle est simplement ».
Donc oui, les états psychiques font partie de ma peinture, mais ils n'y sont pas représentés.
Et ne faut-il pas aussi être un peu déséquilibré pour vouloir peindre une pomme ?
A la fois musicien de Jazz et peintre, vous passez d’une discipline à l’autre en fonction du moment, de ce fait il n’y a jamais chez vous de répétition, vous inventez sans cesse avec un goût pour l’instant présent. Signifie-t-il également que vous revendiquiez une légèreté d’être au lieu d’aller vers cette profondeur parfois pesante qui s’attache aux artistes qui se prennent pour des guides spirituels ?
C'est de la folie de vouloir faire les deux, et j'ai plusieurs fois dans ma vie essayé d'arrêter de faire l'un ou l'autre. Et, en même temps, l'idée de ne pas m'en tenir juste à une de ces disciplines m'a toujours plu. Justement, pour rester peut-être plus léger, plus libre.
En tout cas, ce qui est primordial est de s'assurer de garder toujours du recul, de la distance, et pour un peintre ça me semble la chose la plus essentielle et évidente qui soit. C'est dans la nature de la peinture elle-même, de n'importe quel genre de peinture : si vous peignez abstrait, des paysages, des natures mortes, figuratif, expressif ou autre, le recul est inné dans l'acte de peintre et, bien sûr, aussi dans l'acte de percevoir la peinture.
Mais je dois ajouter que, ces dernières années, je suis très concentré sur la peinture. La musique est un peu en retrait, mais elle est de nouveau en train de reprendre sa place dans ma vie.